Ukraine : un pays

en état de choc

Selon le gouvernement ukrainien, près de 60 % des soldats pourraient aujourd’hui souffrir de différents troubles psychiques. Captivité, tortures, combats sont autant de sources de blessures invisibles, qui ont été décuplées depuis l’intensification du conflit en février 2022. Une prise de conscience semble émerger ces dernières années, au vu des cohortes de blessés et personnes traumatisées affluant vers les centres de soins. De Lviv à l’ouest à Pokrovsk à l’est, le journal du Médecin s’est rendu sur cette autre ligne de front. Plus insidieuse.

Un soldat attend pour une consultation, au centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

Un soldat attend pour une consultation, au centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

« Les gars viennent de revenir d’une mission de combat, et nous sommes avec eux. »
Oleksii Shuryga, 36 ans, psychologue militaire

Avec ses deux subordonnés, Dmytro, 45 ans, et Tetiana, 23 ans, Oleksii Shuryga fait partie de l’unité de soutien psychologique de la 47e brigade mécanisée de l’armée ukrainienne, l’une des plus engagées sur le front. Tous les trois portent un treillis, comme la vingtaine d’hommes de tout âge qui déambulent dans ce camp de fortune installé au cœur de la forêt.

Campement temporaire de la 47e brigade mécanisée de l'armée ukrainienne, proche de Pokrovsk, à 20 km du front. Oblast de Donetsk, Ukraine, le 14 mai 2024. © Caroline Thirion

Campement temporaire de la 47e brigade mécanisée de l'armée ukrainienne, proche de Pokrovsk, à 20 km du front. Oblast de Donetsk, Ukraine, le 14 mai 2024. © Caroline Thirion

Les psychologues militaires Oleksii Shuryga (droite) et Dmytro Kravchenko (gauche) viennent à la rencontre des soldats et participent à la préparation du repas, au campement temporaire de la 47e brigade mécanisée de l'armée ukrainienne, proche de Pokrovsk, à 20 km du front. Oblast de Donetsk, Ukraine, le 14 mai 2024. © Caroline Thirion

Les psychologues militaires Oleksii Shuryga (droite) et Dmytro Kravchenko (gauche) viennent à la rencontre des soldats et participent à la préparation du repas, au campement temporaire de la 47e brigade mécanisée de l'armée ukrainienne, proche de Pokrovsk, à 20 km du front. Oblast de Donetsk, Ukraine, le 14 mai 2024. © Caroline Thirion

Nous sommes dans les environs de Pokrovsk, dans l’Oblast de Donetsk à l’est du pays, à une vingtaine de kilomètres de la ligne de front. C’est l’heure du repas : un bouillon de poulet mijote sur le feu. Quelques notes émanent d’une guitare. C’est l’un des rares moments de répit pour les hommes. Au loin, des tirs d’artillerie et le passage éclair d’un hélicoptère à très basse altitude viennent troubler le charme bucolique du lieu. Un rappel que les combats ont lieu non loin, et que la guerre, elle, ne prend pas de pause.

« Des bénévoles ont fabriqué un sauna mobile. Les gars pourront se détendre, se laver, et nettoyer leurs affaires… C’est important également pour leur psychologie », affirme Dmytro, en désignant un vieux camion citerne kaki équipé d’un groupe électrogène. Certes. Mais cela traduit aussi un certain aveu d’impuissance face à la faiblesse des outils dont ces équipes disposent pour venir en aide aux soldats en détresse psychologique. Dmytro, qui a lui-même combattu avant de devenir psychologue, confesse que le plus difficile c’est l'expérience de la proximité de la mort et la perte de compagnons d’armes. « Un inconnu devient un ami proche à la guerre », affirme-t-il.

Angoisses, troubles de l’adaptation et du comportement, problèmes de sommeil, anxiété… Le psychologue militaire constate au quotidien la manifestation de troubles post-traumatiques chez les soldats. Placé en première ligne et confronté à tous ces témoignages, il admet lui-même être fatigué et un peu débordé par l’ampleur de la tâche. « Le nombre de postes de psychologues (militaires) augmente. Et nous avons l'intention de l'accroître, mais le système de formation ne répond pas aux besoins d'une vraie guerre. »

L'hôpital Mechnikov de Dnipro, qui soigne la plupart des blessés provenant du front. Dnipro, Ukraine, le 15 mai 2024. © Caroline Thirion

L'hôpital Mechnikov de Dnipro, qui soigne la plupart des blessés provenant du front. Dnipro, Ukraine, le 15 mai 2024. © Caroline Thirion

Dans les couloirs du service des urgences de l'hôpital Mechnikov de Dnipro, le plus grand hôpital de l'est de l'Ukraine. 90% des patients sont des militaires. Dnipro, Ukraine. © Arnaud Bertrand

Dans les couloirs du service des urgences de l'hôpital Mechnikov de Dnipro, le plus grand hôpital de l'est de l'Ukraine. 90% des patients sont des militaires. Dnipro, Ukraine. © Arnaud Bertrand

À Dnipro, la médecine de guerre comme routine

Non loin de Pokrovsk, à Dnipro, l’hôpital Mechnikov est le plus grand hôpital de l’est de l’Ukraine.

C’est ici que sont pris en charge les blessés les plus lourds. Près de 90% des patients sont des militaires.

Le Dr Oleksandr Tolubayev, directeur adjoint du service des urgences de l'Hôpital Mechnikov de Dnipro, avec un de ses patients revenus du front, qui vient de subir une amputation. L'hôpital Mechnikov soigne la plupart des blessés provenant du front. Dnipro, Ukraine, le 15 mai 2024. © Caroline Thirion

Le Dr Oleksandr Tolubayev, directeur adjoint du service des urgences de l'Hôpital Mechnikov de Dnipro, avec un de ses patients revenus du front, qui vient de subir une amputation. L'hôpital Mechnikov soigne la plupart des blessés provenant du front. Dnipro, Ukraine, le 15 mai 2024. © Caroline Thirion

Aux urgences de l'hôpital Mechnikov de Dnipro, le plus grand hôpital de l'est de l'Ukraine. Des blessés en provenance du front, de Donetsk, sont pris en charge au bloc opératoire. Dnipro, Ukraine. © Arnaud Bertrand

Aux urgences de l'hôpital Mechnikov de Dnipro, le plus grand hôpital de l'est de l'Ukraine. Des blessés en provenance du front, de Donetsk, sont pris en charge au bloc opératoire. Dnipro, Ukraine. © Arnaud Bertrand

En ce début d’après-midi, des blessés en provenance de Donetsk, dans le Donbass où les combats font rage, ont été acheminés aux urgences. Ils sont en réanimation, comme dans trois quarts des cas. « Ce sont des patients qui ont des blessures causées par des explosions de mines, des blessures multiples, dans plusieurs zones : blessures crâniennes et cérébrales, poitrine, membres, abdomen », explique le médecin Oleksandr Tolubayev, directeur adjoint du service des urgences. Les soldats sont immédiatement pris en charge au bloc opératoire. Mais aucune effervescence manifeste, peu d’agitation pour troubler le service. Depuis deux ans, c’est une routine qui s’est malheureusement installée. «Nous recevons régulièrement entre 40 et 100 blessés par jour. Tous les jours, toutes les nuits », renseigne d’une voix morne Sergey Ryzhenko, le directeur de l’hôpital.

Comme tout le personnel, il est épuisé. « Le plus gros problème est de loin la fatigue des médecins et soignants qui travaillent 24 heures sur 24 depuis deux ans sans vacances », lâche-t-il. « Lorsque les personnes quittent leur poste de travail, dans les cinq minutes, elles sont comme des zombies. » Depuis février 2022, l’hôpital vit au rythme des opérations et des amputations. Au cours de ces deux ans, environ 30.000 interventions chirurgicales ont été pratiquées. Parfois jusqu’à 22 opérations sur un seul blessé en quelques jours. « Notre travail a évolué vers ce type de médecine extrême », se désespère le directeur général. Une médecine qui va à l’essentiel : sauver des vies. « C’est notre préoccupation. Une fois stabilisés, nous n’avons plus la capacité de garder les blessés qui souffrent de stress post-traumatique. Nous les envoyons dans dix villes d’Ukraine à l’arrière. Là-bas, ils prennent les patients que nous avons opérés, ils les remettent dans un état ‘normal’ pour ainsi dire. »

Œuvres produites par les patients lors des ateliers d'art-thérapie, au centre de santé mentale et de revalidation d'Unbroken, à Lviv. Ukraine, le 29 avril 2024. © Caroline Thirion

Œuvres produites par les patients lors des ateliers d'art-thérapie, au centre de santé mentale et de revalidation d'Unbroken, à Lviv. Ukraine, le 29 avril 2024. © Caroline Thirion

Le Centre de revalidation Unbroken, à Lviv. Ukraine, le 29 avril 2024. © Caroline Thirion

Le Centre de revalidation Unbroken, à Lviv. Ukraine, le 29 avril 2024. © Caroline Thirion

Unbroken, un centre modèle dans le pays

Tableaux d’art contemporain aux murs couleurs pastel, couloirs parfumés, grandes salles de sport vitrées, et Beatles en fond musical…

Le flambant neuf centre « Unbroken » de Lviv - ville de 700.000 habitants à l’ouest du pays - fait partie de ces établissements de pointe, où sont envoyés depuis les points d’évacuation proches de la ligne de front, les soldats polytraumatisés. Que ce soit sur le plan physique et/ou psychologique. Les deux allant naturellement souvent de pair dans un contexte de guerre.

Le Professeur Oleh Berezyuk, psychiatre et chef du service de santé mentale au centre Unbroken de Lviv, Ukraine, le 20 avril 2024. © Caroline Thirion

Le Professeur Oleh Berezyuk, psychiatre et chef du service de santé mentale au centre Unbroken de Lviv, Ukraine, le 20 avril 2024. © Caroline Thirion

Oleh Berezyuk, dynamique quinquagénaire affublé d’un pull à capuche portant le logo jaune « Unbroken », nous accueille au pas de course, baskets aux pieds. Ce renommé médecin, psychiatre et psychanalyste est en charge du service de santé mentale de ce centre unique dans le pays. Ses traits sont tirés. « Le vendredi et le week-end sont généralement les jours de la semaine où l’on a le plus d’admissions », s’excuse-t-il. Une délégation officielle allemande doit aussi arriver. Mais l’homme, affable, prend le temps. Il sait combien la mise en lumière de la santé mentale est un enjeu crucial pour l’hôpital et plus largement à l’échelle du pays.

« Le 24 février 2022, la vie a changé du tout au tout, parce que maintenant nous faisons tout ce qui est possible pour survivre. Nous ne pouvons pas gagner la guerre sans survivre, et survivre signifie faire tout ce qui est possible, où que vous soyez, peu importe, en première ligne ou à l’hôpital. »
Oleh Berezyuk, psychiatre

Unbroken a ouvert quelques mois après le début de l’invasion. C’est le premier établissement en Ukraine à avoir intégré un centre de réhabilitation et un centre de santé mentale au sein d’une structure hospitalière municipale : à savoir l’hôpital Saint Panteleimon, le principal de la ville. Celui-ci était encore surnommé quelques années en arrière « la morgue », au vu du taux de surmortalité anormalement élevé qui prévalait alors, faute d’équipements et de personnel correctement formé.

Il en va tout autrement aujourd’hui. Grâce, pourrait-on dire, à l’intensification du conflit depuis février 2022, et à l’attention internationale accrue portée sur l’Ukraine depuis lors. Le niveau des soins et l’état des infrastructures ont ainsi été considérablement relevés. Afin de (tenter de) répondre à l’impressionnant volume d’urgences médicales liées à la guerre.

La Première association médicale de Lviv, dont dépend Unbroken, chapeaute deux hôpitaux pour adultes - dont Saint Panteleimon auquel est donc adossé Unbroken - et un hôpital pour enfants situé sur le même site. Le nouveau fleuron Unbroken est financé à 80% par des fonds publics (ville de Lviv et ministère national), le reste par des donations provenant de l'étranger.

Le centre de revalidation Unbroken à Lviv, Ukraine, le 29 avril 2024. © Caroline Thirion

Le centre de revalidation Unbroken à Lviv, Ukraine, le 29 avril 2024. © Caroline Thirion

Le centre de revalidation Unbroken à Lviv, Ukraine, le 29 avril 2024. © Caroline Thirion

Le centre de revalidation Unbroken à Lviv, Ukraine, le 29 avril 2024. © Caroline Thirion

Un impressionnant travail de communication et de marketing est en effet dépolyé, pour assurer le rayonnement de la "marque" Unbroken à l'international. Autour de la mission proclamée du centre de « sauver, réhabiliter, doter de prothèses », et in fine « réintégrer les Ukrainiens (blessés) en Ukraine ».

Autrement dit, prouver que toute la chaîne de soins - jusqu’au post-opératoire de grands brûlés, la rééducation, la pose de prothèses, et l’accompagnement psycho-social - peut être prodiguée à l’intérieur du pays, par des professionnels nationaux. Une gageure qu’est en passe de réaliser Unbroken.

« Au début, nous ne savions rien du post-trauma »

Au total, ce sont 5.000 m2 qui ont été réhabilités en l’espace de quelques mois au sein du centre. D’autres chantiers sont déjà lancés, notamment un espace consacré à la santé mentale des enfants. Le bruit des perceuses et les murs à la peinture fraîche attestent de travaux en cours. À l’image des infrastructures du centre, la prise en charge de la santé mentale s’est structurée progressivement. Lorsqu’en septembre 2021, l’hôpital a créé son service de psychiatrie, c’était déjà « une petite révolution ». Car 99% des soins psychosociaux et psychiatriques en Ukraine étaient encore, jusqu’il y a peu, prodigués dans de vieux asiles, affirme le Pr Berezyuk. « Au début, nous n’avions aucune idée de comment aborder les personnes souffrant de PTSD, de commotions cérébrales », admet-il.

Constatant leur impuissance face à l’afflux de blessés de guerre et de personnes traumatisées, le Pr Berezyuk et son équipe sont allés se former auprès d’experts de l’Otan, au centre Primo-Levi à Paris, en Israël, et à l’université de Yale, étant donné leur expérience en termes de traitement du stress post-traumatique. Depuis lors, un protocole de soins a été mis en place au sein d’Unbroken pour les personnes qui ont connu la captivité ou la torture. En mai 2022, s’est également ouvert un centre ambulatoire de traumatologie, où plus de 1.450 patients sont déjà passés. Quant à l’équipe, ses effectifs sont passés de 5 à 30 personnes.

Aujourd’hui, le centre de santé mentale d’Unbroken reçoit des patients, civils et militaires, de tout le pays, impactés par le conflit. 15.000 patients sont passés par le centre depuis le début de la guerre. En dehors de traitements médicamenteux - utiles pour limiter l’anxiété et normaliser le sommeil, mais qui ne doivent pas dépasser 30% des soins psychiques fournis, selon Berezyuk – c’est la psychothérapie qui prime. Une thérapie de raisonnement, de soutien, accompagnée d’un suivi social, pour les civils. Et une thérapie d’exposition in vivo, ou dans l’imaginaire (la répétition et réécriture cognitive de l’histoire la plus traumatisante vécue), pour les militaires.

Le Professeur Oleh Berezyuk, psychiatre et chef du service de santé mentale au centre Unbroken de Lviv, lors de la tournée de ses patients. Lviv, Ukraine, le 20 avril 2024. © Caroline Thirion

Le Professeur Oleh Berezyuk, psychiatre et chef du service de santé mentale au centre Unbroken de Lviv, lors de la tournée de ses patients. Lviv, Ukraine, le 20 avril 2024. © Caroline Thirion

Yulyana Krynytska, psychiatre et psychothérapeute, directrice du centre de santé mentale d'Unbroken, à Lviv, devant les oeuvres produites par ses patients lors des ateliers d'art-thérapie. Lviv, Ukraine, le 29 avril 2024. © Caroline Thirion

Yulyana Krynytska, psychiatre et psychothérapeute, directrice du centre de santé mentale d'Unbroken, à Lviv, devant les oeuvres produites par ses patients lors des ateliers d'art-thérapie. Lviv, Ukraine, le 29 avril 2024. © Caroline Thirion

L’art thérapie peut aussi aider. Comme en attestent les dessins et peintures - très expressifs et à la charge symbolique très forte - accrochés dans le bureau de la directrice, Yulyana Krynytska, psychiatre et psychothérapeute, à l’élégance soignée.

« Sans le dessin, jamais nous n’aurions pu deviner l’émotion qu’un soldat torturé pendant dix mois portait en lui. D’apparence, il avait l’air très posé. Lors de la première séance, il s’est mis à rageusement tracer des traits rouges, à coups de craie. »
Yulyana Krynytska, psychiatre

Ses services revendiquent une approche multidimensionnelle et des méthodes à la pointe pour traiter les traumatismes : psychologie, thérapie corporelle, EMDR, thérapie d’exposition, R-thérapie, neurofeedback, stimulation magnétique transcrânienne…. Et ce, en complémentarité avec les services de chirurgie et de rééducation, pour les personnes présentant des blessures graves. « Lorsque la guerre a éclaté, nous avons constaté qu’il était non seulement très utile, mais aussi vital, qu’un spécialiste de la santé mentale rencontre le patient dès le début », soutient le Pr Berezyuk. Il insiste sur l’efficacité de la combinaison des traitements et des collaborations entre services. Avec un soutien psychologique ou psychothérapeutique à toutes les étapes du parcours de soins, dans une approche davantage transversale.

Unbroken nourrit dès lors l’objectif de développer un nouveau modèle pour traiter efficacement les traumatismes liés à la guerre, et pouvoir l’étendre à d’autres structures, à l’intérieur voire même à l’extérieur du pays. Le psychiatre alerte : « Des millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes vont présenter des troubles mentaux comme le syndrome de stress post-traumatique ou des troubles de l’adaptation. Des soldats, mais aussi des civils qui se trouvent impactés par le conflit, ou qui souffrent de commotions cérébrales (liées aux explosions). »

Selon Berezyuk, la situation ukrainienne actuelle est inédite. Et préfigure la violence de conflits futurs, d'une puissance considérable, comme c’est le cas aujourd’hui en Ukraine. « La communauté internationale n'a pas eu d'expériences récentes similaires. La quantité, la brutalité, le type de soutien médical… Il est important de voir cela, parce que c'est nouveau. Non pas parce que cela n'est jamais arrivé. Par exemple, cette guerre d’artillerie est très similaire à la Première Guerre mondiale. Mais au cours des 50 dernières années, il n'y a pas eu d’autres expériences avec cet impact. » Il poursuit : « Parce que le PTSD, c'est un seul traumatisme. Mais que se passe-t-il s'il y a cinq, ou dix traumatismes successifs ? »

Andriy Zholob dans son bureau du centre de vétérans à Lviv. Cet ancien médecin militaire a été victime d'un syndrome de stress post-traumatique après deux années passées sur le front. Lviv, Ukraine. © Arnaud Bertrand

Andriy Zholob dans son bureau du centre de vétérans à Lviv. Cet ancien médecin militaire a été victime d'un syndrome de stress post-traumatique après deux années passées sur le front. Lviv, Ukraine. © Arnaud Bertrand

Andriy, médecin militaire en première ligne

Avant le déclenchement de la guerre à grande échelle en 2022, Andriy Zholob, 43 ans, officiait comme médecin dans le civil. Appelé sous les drapeaux, il troque alors la blouse blanche pour la veste kaki du médecin militaire.

Andriy Zholob dans son bureau du centre de vétérans à Lviv. Cet ancien médecin militaire a été victime d'un syndrome de stress post-traumatique après deux années passées sur le front. Lviv, Ukraine. © Arnaud Bertrand

Andriy Zholob dans son bureau du centre de vétérans à Lviv. Cet ancien médecin militaire a été victime d'un syndrome de stress post-traumatique après deux années passées sur le front. Lviv, Ukraine. © Arnaud Bertrand

Andriy Zholob dans son bureau du centre de vétérans à Lviv. Cet ancien médecin militaire a été victime d'un syndrome de stress post-traumatique après deux années passées sur le front. Lviv, Ukraine. © Arnaud Bertrand

Andriy Zholob dans son bureau du centre de vétérans à Lviv. Cet ancien médecin militaire a été victime d'un syndrome de stress post-traumatique après deux années passées sur le front. Lviv, Ukraine. © Arnaud Bertrand

Après trois mois de service, Andriy Zholob est promu commandant de l’unité médicale d’une des brigades d’assaut, celles qui œuvrent au plus près des affrontements. Il est celui que l’on appelle pour stopper une hémorragie, pratiquer des garrots, et tenter de stabiliser et sauver ceux qui peuvent encore l’être.

Crâne rasé à la cosaque, tatouages et blouson en cuir, l’homme - guitariste au sein d’un groupe de métal reconnu en Ukraine - en impose. Au moment d’évoquer plus précisément son travail de médecin sur le front, le ton déjà calme devient encore plus posé, plus clinique.

« Vous savez, les médecins sont les personnes les plus préparées psychologiquement à la guerre, dit-il. Mais la chose la plus difficile était de devoir ramasser les corps de nos soldats et de les identifier. C’est terrifiant. »
Andriy Zholob, médecin militaire

Il reprend : « Mais quelqu’un doit le faire parce que nos soldats doivent rentrer chez eux. J’étais prêt à travailler avec des blessés, avec des personnes vivantes. Je n’étais pas tellement prêt à travailler avec des cadavres », confesse-t-il. En l’écoutant, il est difficile de mesurer la charge psychologique que cela peut représenter. « Tout ça, je l’ai ressenti en tant que médecin. Alors, imaginez ce que les autres militaires peuvent ressentir. Les gars des fermes, les électriciens, les chauffeurs, quand ils se retrouvent soudain à faire ce genre de choses avec moi...»

On le sait, la guerre laisse des traces. Et Andriy, bien qu’habitué, bien « qu’accroc au sang, aux blessures, aux cris...», y perd un peu de sa personne. Diagnostiqué en état de stress post-traumatique, il vit encore avec ses cauchemars et ses angoisses. « Je suppose que chaque militaire qui a pris part à la bataille, chaque membre de la famille du militaire, sont atteints de PTSD, plus ou moins gravement. Mais oui, tout le monde en souffre, militaires et civils. »

Aujourd’hui démobilisé pour des raisons familiales, il vient en aide au sein d’un centre destiné aux vétérans, qui comme lui, ont retrouvé la vie civile et tentent de trouver leur place. En 2023, le ministère ukrainien des anciens combattants estimait à 4,5 ou 5 millions le nombre de vétérans à l’issue de la guerre.

« Nous devons travailler dès maintenant avec eux sur leurs traumatismes. Parce que si nous attendons que la guerre se termine, il sera trop tard : nous aurons une armée différente, une armée de soldats atteints de PTSD. »
Andriy Zholob, médecin militaire

Le personnel soignant ukrainien se prépare en effet déjà à affronter une vague de syndrome post-traumatique, à l’exemple de ce qu’ont connu les Américains pendant les années post-Irak.

Une psychiatrie stigmatisée sous le régime soviétique

« Nous savons, d’après des recherches précédentes, qu’après une guerre ou une situation d’urgence, 12 à 20 % des vétérans sont touchés par le PTSD, et nous avons également des chiffres du ministre ukrainien de la Santé selon lesquels environ 15 millions d’Ukrainiens pourraient avoir des séquelles », Orest Suvalo enfonce le clou. Ce psychiatre de formation est le chef de projet du Projet suisso-ukrainien « Santé mentale pour l’Ukraine » et directeur exécutif de l’Institut de santé mentale de l’Université catholique ukrainienne.

L’une des difficultés que rencontrent les médecins des centres de réhabilitation est la question du déni. Il concerne quasiment un patient sur trois (28%). Comme Vitaliy, ce patient rencontré au centre Unbroken de Lviv qui malgré l’évidence de sa situation préférait évacuer la question du traumatisme d’un rapide « tout va bien »… Une donnée qui peut trouver une partie de ses raisons dans le passé du pays. « Dans tous les pays, la santé mentale a toujours été stigmatisée. Mais à l’époque soviétique, il y a eu une situation qui a aggravé cette attitude. On utilisait la psychiatrie à des fins punitives », souligne le psychiatre. Entre 1960 et 1980, la psychiatrie était en effet utilisée contre les dissidents politiques, et toute personne qui s’opposait au régime. Tous ceux qui étaient « différents » étaient stigmatisés et marginalisés par la société, et ensuite expulsés vers des institutions psychiatriques de traitement à long terme. Ce phénomène a entraîné des niveaux élevés de méfiance, de stigmatisation et de croyances erronées à l'égard des services psychiatriques institutionnalisés. Ce que confirme Orest Suvalo : « C’est une partie de l’histoire qui fait que les gens aujourd’hui n’ont pas confiance. Dans le système médical, et dans la psychiatrie. »

Après son indépendance au tournant des années 90, l’Ukraine a aussi hérité d’un système de santé soviétique défaillant et précaire, qui est resté longtemps «sous-financé», précise Orest Suvalo. Après 2014, les autorités ukrainiennes semblent cependant avoir pris conscience du problème. Une réforme de la santé mentale a aussi été menée. En 2017, l'Ukraine a abandonné le modèle soviétique de soins de santé hautement centralisés, pour un nouveau système inspiré du modèle anglais. Celui-ci se concentre davantage sur la médecine familiale et privée, l'assurance et le financement « multi-sources », avec la liberté et la flexibilité d'opérer avec plus d’autonomie. En 2017 toujours, le cabinet des ministres a approuvé la note conceptuelle sur le développement de la santé mentale en Ukraine pour 2018-2030, qui mettait l'accent sur la nécessité d'une décentralisation des services de santé mentale. Et en 2018, une nouvelle loi sur le financement des soins de santé a été acceptée. Les dépenses de santé représentent aujourd’hui 7,1 % du PIB et les dépenses liées à la santé mentale 2,5 %. En 2022, la Première dame Olena Zelenska a également fait de la santé mentale une cause nationale et lancé un vaste plan baptisé « Comment allez-vous ? ».

Serge David est un volontaire français formé à l’olfactothérapie, et à l'animal thérapie. Face à lui, il y a Serhiy. Ce soldat, arrivé la veille, est en proie à des problèmes de sommeil et d’acouphènes suite à une explosion de roquette. Centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

Serge David est un volontaire français formé à l’olfactothérapie, et à l'animal thérapie. Face à lui, il y a Serhiy. Ce soldat, arrivé la veille, est en proie à des problèmes de sommeil et d’acouphènes suite à une explosion de roquette. Centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

Service des soins intensifs de l'hôpital Mechnikov de Dnipro, qui soigne la plupart des blessés provenant du front. Dnipro, Ukraine, le 15 mai 2024. © Caroline Thirion

Service des soins intensifs de l'hôpital Mechnikov de Dnipro, qui soigne la plupart des blessés provenant du front. Dnipro, Ukraine, le 15 mai 2024. © Caroline Thirion

Le centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

Le centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

Le centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

Le centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

Kseniia Voznitsina, médecin neurologue et directrice-fondatrice du centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

Kseniia Voznitsina, médecin neurologue et directrice-fondatrice du centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

Des thérapies alternatives pour soigner les maux

Soutenu par la Première dame et l’État ukrainien, le centre de santé mentale et de revalidation Forest Glade, situé en banlieue de Kiev, fait aussi figure de modèle dans le traitement des troubles post-traumatiques.

Dissimulé au cœur d’une forêt de pins sylvestres, entouré d’oiseaux, l’endroit semble préservé du fracas de la guerre. C’est pourtant ici dans cet ancien sanatorium réhabilité qu’on tente depuis 2018 de réparer les vivants par de nouvelles approches.

Fresques au mur, tables de billard, animation musicale, trampolines… L’ancien sanatorium a été réaménagé en un confortable centre de détente, pour que les soldats en traitement s’y sentent à l’aise. Durant trois semaines en moyenne, les soldats bénéficient du suivi de médecins et de psychiatres mais aussi de thérapies alternatives : méditation, yoga, aromathérapie, ou acupuncture sont au programme.

L’établissement sert également de lieu de formation pour de futurs thérapeutes. Selon Kseniia Voznitsina, médecin neurologue, directrice et fondatrice du centre, Forest Glade peut servir de modèle ailleurs pour la prise en charge de la santé mentale.

C’est en effet un centre unique en Ukraine aujourd’hui en ce qui concerne l’offre de services qu’il propose. « Parce que la grande majorité des établissements sont des hôpitaux psychiatriques avec des psychiatres et des soins médicamenteux », précise Kseniia Voznitsina.

« Ici, nous ne considérons pas le trauma comme un trouble de santé mentale. C’est un état survenu suite à un événement terrible. Ce n’est pas comme la schizophrénie ou un trouble bipolaire par exemple. »
Kseniia Voznitsina, neurologue

Les thérapeutes de Forest Glade refusent de considérer le trauma dans son seul aspect émotionnel. Selon eux, il faut le prendre en compte, également dans son impact corporel, dans sa dimension sociale, et ses conséquences sur l’être humain dans son ensemble. « Nous devons l’approcher de manière holistique », insiste la neurologue.

Depuis le début de la guerre, la liste d’attente pour les admissions ne cesse de s’allonger. Actuellement quelque 200 patients sont accueillis gratuitement. Parmi eux, certains ont été victimes de tortures, de chocs post-traumatiques ou de commotions cérébrales causées par des explosions. Un délai de trois semaines minimum est nécessaire pour qu’un travail socio-thérapeutique puisse se faire.

« C’est une spécificité liée à la gravité de la situation ukrainienne. On ne peut pas guérir de ce syndrome en trois semaines. Nous pouvons les stabiliser mais même si nous n'y parvenons pas, nous devons quand même renvoyer les personnes au front », confesse Kseniia Voznitisna. Démunie, elle regrette de ne pas pouvoir « tous les démobiliser ». Elle doit se contenter de les stabiliser. « Nous leur expliquons que c'est la loi martiale, et que nous n’avons pas le choix. Et, bien sûr, quand nous voyons qu'il est possible d'au moins les soutenir, nous restons en contact. » Visiblement émue, la directrice conclut sur cette note, qui en dit long sur l’état de stress affectant aussi les thérapeutes, suite à cette terrible guerre : « On se protège, on ne laisse plus passer cela à travers nous, sinon on ne pourra pas tenir. »

Kseniia Voznitsina, médecin neurologue et directrice-fondatrice du centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

Kseniia Voznitsina, médecin neurologue et directrice-fondatrice du centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7 mai 2024. © Caroline Thirion

Le centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7/05/24. © Caroline Thirion

Le centre de revalidation Forest Glade, en périphérie de Kiev. Ukraine, le 7/05/24. © Caroline Thirion